Nous ne dûmes notre salut qu'aux cantonniers du relais qui déboulèrent hors du bâtiment, piques à la main.
Mais nos poursuivants s’étaient volatilisés, ne laissant derrière eux que la traînée de poussière de leurs chevaux. J'avais entendu le cri du vieux tigre et m'étais jeté à sa suite pour retenir sa chute. Je n'avais pu que saisir sa manche avant que son poids, aidé par le toit trempé, ne m'entraîne au sol avec lui, droit dans de maigres buissons. Tapi là, j'avais entendu la fuite des assassins et les cris des cantonniers. Tout le petit hameau s'était mis à bruisser et bientôt, l'intégralité des gens du relais fut à la fenêtre ou à l'extérieur. Je me relevais difficilement collé à la boue, tenant toujours le kimono du samouraï dans ma patte serrée.
"- A l'aide ! Il y a un blessé ici !"
A présent, Tatejima-san reposait sur le dos et sans connaissance dans une chambre du relais, vidée dans l'urgence. On avait entreposé dans un coin toutes nos affaires abandonnées pendant notre tentative de fuite. Le fils du patron avait filé au village le plus proche pour trouver un médecin mais tardait à revenir. Accroupi sur la paille, je guettais les battements de cœur du vieux fauve. Les dieux soient loués, le patron n'avait fait aucune histoire. J'espérai que nos emblèmes et mes quelques pièces suffiraient à assurer sa discrétion. On avait monté de l'eau chaude, découpé le tissu collé par le sang et la terre et rasé les poils argenté autour de l'impact. Mais que faisait donc le médecin ?
S'il tardait trop, il faudrait extraire la pointe sans outil. La moindre erreur pourrait perforer un poumon. Je serrais les dents. L'échec était cuisant et ces raclures avaient détalé. Les lâches !
Tatejima-san râla de douleur. Sa fourrure terne brillait de sueur. La fièvre.
Rester concentré. La respiration comme le ressac de la mer. Je sortis dans le couloir et criai, aussi ferme que possible :
"- Que fais le médecin ?"
Une servante assise dans l'escalier sursauta.
"- Rien pour le moment, seigneur !"
Elle se rappela de s'incliner mais je me moquais du protocole. Je rentrai dans la chambre. L'inquiétude me serra l'estomac devant la maigre silhouette étalée sur le futon. Je vint à nouveau m'agenouiller devant elle. Il fallait que je reste concentré. Voyons, que savais-je des moyens d'ôter une flèche ? Ne pas la faire tourner, prier pour qu'elle n'ai ni barbelé ni écharde, tenir ferme, tirer sec.
Quelqu'un dans l'escalier ! La porte coulissa violemment presque aussitôt et une fourrure tachetée se précipita dans la chambre. Empoignant mon katana, je m'interposai entre le tigre blessé et le chat-léopard qui venait de débouler.
"- N'avancez plus, qui que vous soyez, ou je vous tranche en deux."
Le petit félin obtempéra, dardant ses yeux de neige sur moi sans trembler.
"- Écartez vous, jeune seigneur. Je suis le médecin."
Il n'attendit même pas mon accord pour avancer, ignorant ma lame. Il portait un sac de toile dont il sortit des instruments de chirurgie. Une longue pince, du linge blanc... Le soulagement me tomba sur les épaules et je constatais que je tenais encore mon katana en garde.
"- Je vous prie de m'excuser. Balbutiai-je en m'inclinant. Il ne m'écoutait pas.
- Apportez-moi l'eau, vite !"
Pris de cours, j'empoignais la bassine et la tendit au médecin qui approchait déjà son outil de la plaie.
"- Maintenant, dehors."
Ce ne fut que lorsque je ne retrouvai dans le couloir, bête et désemparé, que je me rendis compte que je venais de me faire congédier comme un enfant. Un serviteur qui tendait l'oreille un peu plus loin déguerpit aussitôt qu'il croisa mon regard, animé que j'étais par l'envie de passer ma colère sur quelqu'un. Je me plantai devant la porte et attendis. Derrière le papier, j'entendais le médecin s'agiter dans de rebutants bruits de chair. Ma seule présence sur le palier découragea quiconque souhaiter monter l'escalier. Maigre consolation de notre défaite, en vérité.
Enfin, la tranquillité revint. J’entrebâillais la porte pour jeter un œil à l'intérieur. Tatejima-san reposait sur le ventre, un large bandage lui ceignant le dos de l'aine aux reins.
"- Vous pouvez entrer."
M'invita la voix nasillarde du chat-léopard. Il finissait de ranger ses outils. En passant le seuil, je repérais à ses côtés la bassine devenue écarlate dans laquelle se trouvait une pointe de flèche.
Je m'assis en face du médecin, qui resta à genou près du corps du tigre toujours inconscient.
"- Comment va-t-il, docteur ?
- Cela aurait pu être bien pire. Il va lui falloir du temps pour se remettre. Si la plaie se referme correctement, votre maître est hors de danger."
J'eu l'impression que le vieux blessé allait se relever pour corriger « je ne suis pas son maître », avec cette sèche autorité qui n'appartenait qu'à lui, mais rien ne se passa. La fatigue et la tension me donnaient des chimères à présent. Le médecin, qui semblait établir des diagnostics en un coup d’œil, demanda qu'on nous apporte du thé et de quoi manger.
"- Et vous seigneur, hormis cette angoisse, avez-vous besoin de soin ?
- Je vous remercie docteur, je vais bien. Peut-être une foulure dans la chute, mais rien qui ne me gène vraiment."
Je ne voulais pas admettre que c'était plutôt douloureux. Ma fierté souffrait plus que moi. Le médecin s'en tint là et examina Tatejima-san jusqu'à ce que notre collation fut arrivée. Du thé vert amer, du riz, des œufs crus et des lamelles de bœuf mariné. Rassuré sur le cours des événements, mon estomac criait maintenant famine.
"- Vous avez de la chance d'avoir échappé à ces animaux, seigneur. Le garçon qui m'a trouvé sur la route m'a raconté que vous vous étiez battu sur les toits ?
- En effet. Le bruit a suffit à faire fuir les assaillants.
- Je me demande bien ce qu'ils pouvaient vouloir à ce modeste établissement.
- Vous avez dis être sur la route, en pleine nuit ?"
Le félin tacheté eût un franc éclat de rire avant de vider sa tasse d'un trait.
"- Je reconnais bien là les manières des samouraïs ! La question vous dérange, soit. Je vous laisse en paix là dessus. J'ai moins de choses à cacher pour ma part. J'étais sur la route parce qu'un message me demandais de me rendre au relai.
- C'est une belle coïncidence, fis-je dubitatif.
- Oh, pas tant que ça, quand on sait que c'est Tatejima-san lui-même qui me l'a demandé."
Le félin eût un sourire faussement innocent.
"- Vraiment ? (je manquais d'avaler de travers de surprise.) Comment cela est-il possible ?
- Je vous dois un certain nombres d'explications. Mais avant, terminons le repas. Notre vieil ami nous pardonnera, il nous a causé une belle peur."