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Le vent soufflait depuis trois heures sans discontinuer, couchant les joncs et les derniers épis sur le bord de la route.

De gros nuages bas jaunes et gris projetaient leurs larges ombres sur la plaine brune des champs déserts et déversaient de brèves averses glacées.Un silence méditatif planait sur la région. Seul le vent hululait doucement, comme la plainte délicate d'une flûte de bambou.

 

Assis avec le vent

Dans les herbes folles

D'automne

 

Le vieux samouraï, courbé par une bourrasque, cherchait dans les courbes de la route les premières maisons qui annonçaient le relais des voyageurs. Les épaules commençaient à lui tirer. « J'ai perdu l'habitude des marches forcées. » constata-t-il avec résignation. Tout son corps réclamait une pause et la chaleur sèche d'un intérieur.

 

Tatejima songea que c'était parfaitement suicidaire d'entrer en campagne à cette époque de l'année. La pluie et la boue entameraient le moral des troupes, et l'hiver ne tarderait pas à abattre le gel et la famine sur les armées. Takeda avait-il tant d'orgueil qu'il pensait pouvoir y survivre et en arracher une victoire ? Ou bien avait-il à ce point confiance en une victoire éclair ? A la place d'Osagawara, Tatejima aurait laissé le climat du col de Shioriji miner les forces du tigre de guerre. Ce dernier aurait peut-être même du rebrousser chemin devant les avalanches. Mais le vieux samouraï n'était pas le seigneur lion. Il n'avait pas de fief à défendre, pas de réputation à maintenir, et aucune confiance dans un affrontement direct. Tatejima ne voulait pas inquiéter son jeune protégé, qui endurait la marche avec ténacité, mais dans la solitude muette de leur voyage, le tigre percevait une issue funeste à cette guerre. Il était fort probable que les deux armées, poussées par l'orgueil de leurs généraux, se fasse laminer par le temps avant de se briser mutuellement l'une contre l'autre.

 

Enfin, dans le sillage d'une ondée, apparue la fumée d'une cheminée.

 

"- Le bourg, enfin ! "

 

Une heure après, les deux samouraï atteignirent le relais de la plaine, fourbus et mouillées. Il n'était pas question d'afficher leur statut social avec autant d'évidence qu'à Takato, aussi se contentèrent-il d'un brasero dans un coin de la grande salle. Tatejima espérait aussi que la présence d'autres voyageurs décourageraient les assassins éventuels. Ce dernier point l'inquiétait particulièrement. Malgré une attention décuplée, il n'avait pas pu déceler de poursuivants sur la route. Il doutait que des ennemis aient pu faire preuve d'une absolue invisibilité sur une telle distance, aussi l'hypothèse la plus simple était que personne ne les pourchassait. Ce n'était pas une si bonne nouvelle. Les ennemis pouvait donc jaillir n'importe quand à partir de cet instant.

 

"- Croyez-vous que nous ayons franchement quelque chose à craindre, Tatejima-san ?"

 

La profonde voix de velours d'Izakuchi tira le vieux fauve de ses pensées. Les yeux d'or du jeune samouraï trahissait la tension qui l'habitait mais il restait parfaitement immobile, posé en seiza dans un kimono de coton noir épais. Ses deux prunelles cuivrées interrogeaient le tigre bien qu'elles fixaient le plancher couleur de miel.

 

"- Ma réflexion était si évidente à deviner, jeune lion ?"

 

La crinière d'Izakuchi ondula imperceptiblement.

 

"- C'était une... déduction. Vous avez l'air si concentré."

 

Tatejima regarda le plancher à son tour, faisant de sa voix un filet étouffé.

 

"- Tu déduis bien. Dans l'absolu, toi comme moi savons que le danger rôde. Mais j'aurais du mal à te dire si c'est effectivement le cas. Je n'ai rien perçu.

- Moi non plus."

 

Tatejima réprima un rictus. Évidement, si lui-même ne devinait rien, comment Izakuchi aurait-il pu y arriver ? Sa naïveté était presque touchante. Le tigre tira sur son dos fatigué dans un soupir.

 

"- Dormons. Les conjectures ne nous mèneront à rien si nous sommes fatigués."

 

Le tigre se coucha près du poêle sans attendre de réponse. Le murmure du relais occupait trop son audition pour qu'il puisse y percevoir quelque chose d'anormal. Avec une oreille contre le plancher, il aurait un filtre pour se faciliter la tâche. Izakuchi, pour sa part, ne semblait pas disposer à se coucher. Tatejima percevait à peine sa respiration régulière. Soit il apprenait vite, soit il était plus doué que de prime abord. Puisque le petit voulait user son énergie à monter la garde, Tatejima allait en profiter pour prendre quelques heures de sommeil. Rabattant son attention sur le seul battement de son cœur, qui s'était fait plus ténu avec les ans, le tigre s'endormit.

 

Alors que la pleine lune de son rêve perlait sur un champs de riz inondé, une voix rauque sembla tomber du ciel.

 

"-Tatejima-san !"

 

Ce dernier souleva une paupière sans esquisser un geste. On l'appela une seconde fois. Izakuchi murmurait à son oreille.

 

"- Quoi ?" Fit le tigre dans un souffle.

"- Du mouvement, dehors."

 

L'inquiétude rendait-elle ce pauvre lion paranoïaque au point de bondir à la moindre charrette ? Il grogna et chercha à rattraper son songe de lune, mais le rêve avait fui comme une luciole. C'est à ce moment là qu'il entendit quelque chose à son tour. Il leva la main pour empêcher Izakuchi de parler à nouveau. C'était un bruissement au dehors. Et qui n'avait rien d'une charrette. Avec lenteur, le tigre se redressa. Son compagnon était déjà sur ses genoux, la main posée sur le fourreau laqué de son arme.

 

Tatejima indiqua d'une griffe la paroi de papier qui coupait la pièce principale de l'escalier de service. Tous les relais avait une disposition similaire. Le lion enjamba souplement un dormeur, fourreau à la main. Tatejima glissa sur le parquet dans son sillage, oreilles aux aguets. La porte en bois coulissa dans un souffle, dévoilant les marches qui menaient à l'étage. Ils s'y engagèrent, recroquevillés sur leurs genoux et le tigre ferma derrière eux avec précaution. Tout le personnel semblait dormir et le couloir était désert. Le tigre avait pu compter trois démarches à l'extérieur. De celles qui ne voulaient pas être entendues. Il arrêta Izakuchi par l'épaule, indiquant le plafond d'un geste du menton. Encore fallait-il accéder à la citerne pour sortir sur le toit. Le parquet craqua au rez-de-chaussé. Le regard du lion se fit pressant et les deux fauves glissèrent sur le plancher jusqu'au bout du couloir. Finalement, ils étaient quatre. Tatejima cherchait la trappe dans le plafond mais ne voyait rien. Il se tourna vers l'escalier.

 

"- Je l'ai !" Souffla le lion.

 

Tatejima s'arqua sur ses talons.

 

"- Ouvre !"

 

Dans un craquement qui découpa le silence comme le tonnerre, Izakuchi sauta, saisit l'encoche de la trappe et tira pour libérer l'accès dans un coup de vent. L'étage inférieur s'anima de milles mouvements. Tatejima sortit sa lame avant de bondir là où Izakuchi venait de se hisser. Une tête de loup apparu au même moment dans l'escalier.

 

"- Cours !"

 

Une rafale accueillit les deux fauves sur le toit. Ils s'appuyèrent sur la citerne en bois pour sauter sur les tuiles. Elles glissaient terriblement et la nuit bouchée de nuage n'éclairait rien. Izakuchi fit quelques bonds. -Le bord est là ! Tatejima fonça sur ses talons. Un cri en contrebas l’arrêta net. Ils étaient plus nombreux ! Tirant sur le kimono du lion, il l'attira en arrière au moment où une flèche monta en piqué du chemin. Elle siffla et se ficha dans carreau d'ardoise.

 

"- A l'arrière !"

 

Izakuchi pivota et reprit sa course avec une souplesse inattendue. Le poil argenté du loup apparu sur les tuiles. Tatejima n’aperçut qu'un manteau rouge avant que la pente du toit ne lui coupe la vue. Leur seul espoir c'était l'étable devant eux. Ils accélérèrent pour bondir sur l'autre bâtiment. Les tuiles se décrochèrent sous leurs pattes et des voix commencèrent à émerger de l'intérieur. Des cris fusèrent tout autour du relai. Dérapant sur l'ardoise, ils grimpèrent vers le pignon, katana au poing. Izakuchi se jeta en avant quand un carreau rebondit là où se tenait. Le sifflement d'un second traversa l'obscurité jusqu'aux oreilles de Tatejima. Il sauta à son tour et un éclair de douleur lui embrasa le dos. Il vit blanc. Basculant en avant, son corps termina sa course sur l'autre pente du toit. Roulant comme une balle de chiffon sur l'ardoise, Tatejima sentit la flèche casser dans sa chute. Il hurla avant de trouver le vide et de s'y engouffrer tout entier.

 

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