Le médecin, qui se présenta comme Suwa Mabara, insista, une fois le repas terminé, pour que j'aille prendre un bain.
Malgré mes protestations et ma demande redoublée de réponses, il ne céda pas. Je quittait sa petite silhouette élancée pour me glisser dans une large baignoire remplie d'eau chaude propre à ma demande. On m'avait apporté des sandales neuves, un yukata épais à l'indigo irrégulier, et du son de riz. Une servante vint avec une brosse et frotta jusqu'à ce que toute la crasse se soit enfuie. Je congédiais le personnel pour me glisser, enfin propre, dans mon bain, me tassant dans l'eau jusqu'au menton.
Je dû m'y endormir car lorsque je rouvris les yeux, un instant après me semblait-il, l'eau fumante était à peine tiède. J’eus beaucoup de mal à m'extirper des restes de vapeur. Le yukata était frais et sentait le vent. J'enfilais mes sandales lorsque je repris conscience de la situation. J'avais laissé Tatejima-san avec le docteur ! Pressant le pas aussi innocemment que possible, je remontai vers la chambre. Idiot que j'étais ! Et si le chat-léopard avait menti ? Et s'il avait voulu m'éloigner pour supprimer le tigre avant de profiter ma solitude pour préparer les dieux savaient quel piège ?
Allégeant ma démarche à l'approche de la pièce, je retins mon souffle. Au moins l'aurais-je par surprise. D'un seul mouvement j'ouvris la porte et entrai dans la chambre. Le tigre n'avait pas bougé. Le médecin lui, s'était installé à la fenêtre, des papiers répandus tout autour de ses genoux. Il leva tranquillement ses prunelles glacées dans ma direction, intrigué. Tout allait donc bien ?
"- Un problème, seigneur ?
- Aucun, Mabara-san."
Je feignis la parfaite indifférence et allai prendre le pouls de mon mentor sous prétexte de déposer un drap sur son dos. La fièvre semblait être tombée et son cœur battait faiblement mais régulièrement. Je me maudis à la fois pour ma négligence et mon emportement avant de me retourner vers le docteur, me composant une expression tranquille.
"- Vous semblez tout à fait détendu. J'ai fais apporter plus d'eau pour le thé. Vous avez sans doute plein de question à me poser, à moins que vous ne souhaitiez vous reposer ?
- Merci docteur, non. Je trouverai plus aisément le sommeil une fois ma curiosité satisfaite."
Le félin inclina la tête.
"- Bien sûr, seigneur. Je vais faire de mon mieux. Par quoi voulez-vous commencer ?
- La lettre de Tatejima-san.
- Évidemment."
Ramassant ses papiers pour en faire une pile bien nette, Mabara-san vint ensuite nous servir du thé et tisonner un peu notre brasero. Les tâches éparses de son pelage dansèrent dans la lumière irrégulière.
"- Pour que vous compreniez bien d'où je connais votre maître et pourquoi il m'a fait venir, je vais devoir vous raconter un peu mon passé. J'espère que vous pardonnerez cette introduction informelle."
J'inclinais la tête et me saisis d'une tasse, pressé de connaître le vif du sujet.
"- Je suis issu du clan Suwa, comme vous l'aurez certainement deviné. Ma famille sert la votre depuis des générations, tout comme celle de Tatejima-san. Il existe donc des relations de longue date entre mon clan et celui de votre maître. Destinés tous deux à la noble position de samouraï, nous avons fait notre apprentissage ensemble. Votre famille, seigneur, est issue de la très honorable lignée de Mastuo. Quand à celle de Tatejima-san, elle est liée aux Fukashi. C'est donc dans sa famille que nous avons tout deux appris l'art et la manière des samouraï.
- Je ne crois pas vous avoir jamais dis qui j'étais. L'interrompis-je d'un ton tranchant.
- Je vous pris de m'excuser, jeune seigneur, je ne voulais pas vous offenser. Mais je ne vois guère qu'une seule personne qui puisse arracher notre ami à sa retraite de Takato."
La voix du médecin était fluette et mesurée. Rien ne semblait le perturber outre mesure. Le contraste qu'offraient ses manières raffinées avec le caractère emporté de Tatejima-san était saisissant. Il avala gracieusement une gorgée de thé. La précision du geste laissait augurer le meilleur pour le vieux tigre.
"- Je vous pardonne. Les derniers événements me rendent méfiant.
- Vous avez toute raison de l'être. Je vais achever mon récit pour en venir à ces événements, justement.
Bien que mon statut me promettait à cette carrière réputée, elle semblait se refuser obstinément à moi. Ma santé fragile ne me permis jamais ni le combat ni les campagnes militaires. J'obtins cependant de mon père qu'il me laissa devenir médecin. Et c'est ainsi que je me présente devant vous. Mon amitié pour Tatejima-san m'a conduit à le retrouver bien souvent, et même à participer à certaines de ses campagnes comme chirurgien."
Tournant la tête de côté, il contempla le corps sans conscience de son patient. Sa silhouette maigre n'était pas celle d'un guerrier, à l'évidence. Mais le mental trahissait quelque chose de l'éducation des élites militaires. Un certain enracinement.
"- La lettre de Tatejima-san est partie de Takato. Elle était lapidaire mais je ne pose guère de question lorsqu'il fait appel à moi. Puisque je vis non loin, je pense que notre ami souhaitait que je vous héberge plutôt que vous restiez dans ce relais. Il avait bien envisagé vos ennuis, mais pas leur vitesse de déplacement."
J'eû un soupir las.
"- Il ne m'a pas tenu informé de cela.
- Je comprends votre agacement, seigneur Osagawara. Il est toujours pénible de voir les autres agir en secret alors qu'on est destiné à les diriger. Si je puis me permettre, profitez de ces gens de confiance qui travaillent pour vous dans l'ombre à votre insu. Un jour viendra où vous devrez avoir un œil sur chacun, même ceux qui se disent loyaux. Votre sommeil se tarira aussi sûrement que votre tranquillité. Et vous regretterez ce temps où vous pouviez compter sur vos hommes les yeux fermés."
Je restai coi. Les paroles du médecin flottèrent entre nous comme un encens sacré. J'ignorai ce qui me bouleversa le plus : le titre d'ordinaire réservé à mon père ou son discours et l'envergure douloureuse de la vérité.
La nuit était à présent bien avancée. Oiseaux nocturnes et veilleurs firent place au silence. La lune nuageuse dépassa la fenêtre, nous laissant seul avec les braises et notre thé fumant. Dans la tasse laquée de noir, j’aperçus mon iris pailleté d'or si caractéristique de ma famille. Dans l'eau trouble du thé, mon père et moi étions le même œil, le même être.
"- Que faire maintenant, Mabara-san ? Tatejima-san ne peut pas voyager et chaque heure retarde notre arrivée à Matsumoto.
- Hélas, seigneur, la patience sera notre meilleure alliée. Lorsque notre ami ira mieux, vous viendrez chez moi. Là, Tatejima-san pourra se remettre en sécurité. Je sais déjà ce qui vous trotte dans la tête. Pour le moment, je ne peux pas vous laisser prendre la route seul. La colère de votre maître est une chose terrible que je ne veux pas affronter, même pour vous.
- Nous verrons. Pour l'instant je dois me plier à votre verdict mais je ne retarderai pas mon départ indéfiniment. Il faut aussi que je vous dise que Tatejima-san n'est pas mon maître."
Le chat-léopard ouvrit ses yeux pâles tout rond.
"- Vraiment ?
- Non, fis-je sans cacher mon dépit. C'est bien pour cela que je suis venu le trouver mais il a refusé.
- Cette vieille bourrique de tigre !"
L'incrédulité du médecin était devenu un désaccord flagrant.
"- Vous qui le connaissez bien, docteur, vous pourrez certainement m'en expliquer la raison.
- Vous avez les manières de votre père.
- C'est à dire ?
- Cette façon de donner des ordres sans en avoir l'air.
- Je vous écoute."
Mabara-san inspira. Il était mal à l'aise mais je m'en moquais. Il resserra méticuleusement son kimono couleur d'herbe fraîche. Mais je ne le lâchais pas du regard. Ses épaules s'affaissèrent : il capitula.
"- Je vais vous aider à commencer. Une rumeur veut que Tatejima-san a eu un élève.
- C'est... faux. Enfin, d'un certain point de vue.
- Soyez précis.
- L'histoire est un peu longue.
- Nous avons la nuit, Mabara-san."