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Lorsqu'une averse tombait sur la rivière après une journée étouffante, un étrange phénomène se produisait alors à la surface huileuse de l'eau verte.

De petites lueurs inaccessibles flottaient dans la brume laissée par la pluie, minuscules esprits dansant qui s'évanouissaient au moindre clin d’œil. Les pêcheurs et les promeneurs respectaient ces lucioles éthérées, esprits des morts et des noyés qui n'apparaissent que par temps de pluie. « Ils passent d'une eau à l'autre » m'avait un jour expliqué un moine près de la berge. J'avais pris l'habitude, les soirs d'orage, de guetter avec plaisir ces petites lueurs depuis ma terasse. Mais cette nuit là, je me trouvais, boueux et trempé en bord de berge.

 

Une femme était venue me chercher, paniquée, car l'un des garçons d'une pêcherie voisine avait été piqué par un scorpion en réparant un filet. Le gosse avait été retrouvé par son frère, la bouche pleine de bave et le pied de la taille d'une gourde. Je m'étais précipité au chevet de l'enfant et j'y avais passé la soirée, aspirant le venin et appliquant des compresses sur son pied brûlant. L'insecte s'avéra n'être qu'un scorpion de rivière, virulent mais non mortel. Le gamin écopa donc d'un repos forcé et de pommade pour quelques jours. Mon devoir accompli, j'avais repris le chemin de ma maison sous une pluie battante, cherchant les esprits de la rivière dans les nuages bas par dessous mon chapeau de paille. Je vis bien une lumière mais ce n'était qu'une lanterne oscillant au bout d'une barque de bateleur. A proximité de mon cabinet, je pu discerner une silhouette immobile sous mon porche. Je couru, inquiet qu'un nouveau malade ai eu à attendre mon retour. Mais le rideau de pluie révéla la présence de Tatejima. Trempé jusqu'à l'os, il affichait une mine pitoyable que je ne lui avais jamais vu.

 

« -Mon ami ! Tu attends là sous la pluie depuis longtemps ?

-Elle est partie, me dit-il sans m'entendre. »

 

Un frisson glacial remonta mon échine et hérissa mes poils humides. Je descellai le cadenas qui fermait ma porte et poussai le tigre à l'intérieur. « -Entre ». J’ôtai mon manteau de paille dégoulinant et mon chapeau. La moiteur de l'intérieure nous enroba tout entier. Je sautai sur le plancher pour courir allumer quelques lampes et mettre de l'eau à chauffer. Lorsque j’eus terminé, je constatai que Tatejima était resté dans l'entrée, toujours vêtu de ses habits détrempés et les yeux dans le vague. Je traversai le salon pour lui poser une patte sur l'épaule. Il se tourna vers moi comme un somnambule que l'on réveille et ses deux prunelles d'acier me firent l'effet d'un puits sans fond par lune morte.

 

« -Viens te sécher, et raconte moi ce qui se passe. »

 

J'avais honte de jouer ainsi la comédie mais mes remords étaient ancrés à cette affaire depuis trop longtemps. Il me fallu le tirer et finalement lui ôter moi même son kimono dégoulinant. J'hésitais même, un bref instant, à me servir de son sabre pour l'agresser, mais ma conscience de médecin ne pu s'y résoudre : j'avais trop peur de l'échec de ce traitement hypothétique. Je parvins néanmoins, à force de patience et d'encouragement, à le faire s’asseoir dans mon salon avec l'un de mes kimonos, trop petit pour sa corpulence de fauve, mais sec. Jamais je n'avais vu Tatejima si apathique et visiblement désespéré. C'était une chance qu'il soit venu ici plutôt que de se morfondre à la forteresse. L'effet de son attitude sur sa réputation aurait été désastreux. Tout désolé que j'étais pour mon compagnon, une part de moi se réjouissait en secret : mon terrible fardeau prenait fin.

 

Replié sur ses mains jointes autour de sa tasse fumante, le tigre perdait son regard dans les limbes des volutes de thé. Je pouvais voir onduler l'eau dans ses yeux d'obsidienne. Il erra dans le silence de longues minutes alors que je l'étudiais sans bouger. Autour de nous, l'air était devenu lourd et glaçant. Malgré mes vêtements secs, son mutisme me transperçait jusqu'à la chair. Milles aiguilles d'inquiétude me poignardaient la nuque. « Tatejima, mon ami, pourrais-tu seulement comprendre les raisons de Tsukiko ? Et les miennes ? » Le tigre releva ses prunelles vibrantes vers moi. L'orage d'émotion qui se déchaînait derrière elles me fit trembler.

 

« -Tsukiko est partie. Répéta Tatejima, la gorge étranglée. »

 

Je ne me sentais pas le courage d'affronter le dénouement si vite.

 

« -Je ne comprends pas. Explique moi depuis le début. »

 

Le tigre inspira profondément, se redressa sur ses genoux, la tasse toujours lovée entre ses deux pattes. C'était bon signe. L'orage se taisait au profit du souvenir.

 

« -Nos leçons se passaient pourtant très bien. Elle apprenait vite et était si appliquée. La retenue de ses gestes, son sourire plein d'humilité. Elle aurait pu devenir une redoutable archère !

-Tatejima, tu n'imaginais tout de même pas la prendre en élève au bout de quelques semaines ?

-Et pourquoi pas, Mabara ! Oui j'y ai songé. J'y songe encore.

-Mais tu disais que...

-Elle reviendra. »

 

Ce verdict me laissa muet, la bouche en rond de carpe. Comment le tigre pouvait-il se montrer si borné ? Si sûr, enfin, que son aura suffisait à retenir les gens ? Ce n'était pas juste l'excuse d'un cœur blessé : l'aplomb et la suffisance transpirait sous le propos. Je jouais la carte la plus neutre :

 

« -Allons. Il faut se rendre à l'évidence. C'est une noble dame. Tout talentueuse qu'elle soit, elle ne pourrait pas devenir l'élève d'un samouraï, même de ton envergure. Il en va de l'honneur du clan Ogasawara. »

 

Un frisson de colère anima les moustache du grand fauve. J'allais donc essuyer la rage et l'incompréhension qui l’habitait. L'impatience montait lentement en moi. Le caractère du tigre entamait sérieusement ma patience et ma retenue.

 

« -Tu doutes de mes talents, Mabara ?

-Ne sois pas ridicule ! Je suis le premier a les reconnaître. Mais je reste lucide. C'est une dame, Tatejima. Et ta passion ne suffira pas à remplir le fossé qui vous sépare. »

 

Il se dressa d'un bond, ses rayures s'agitant comme des serpents sous la fureur. C'en était fini de l'apathie. La mauvaise fois le consumait.

 

« -J'attendais plus de soutien de ta part !

-Pour quoi ? T'entretenir dans un amour insensé ? Ce serait de la folie ! Mon soutien a toujours été de t'épargner la douleur en te montrant la vérité. Mais tu t'es entêté, tigre borné ! Et maintenant que mes avertissements te rattrapent, c'est moi que tu accuses ? »

 

C'en était trop. Je restais assis à grand peine mais je refusais d'entrer dans son jeu.

 

« -Tu peux parler de destinée, Mabara. Tu ne sais pas. Elle est partie au monastère du mont Fuji ! »

 

Il espérait me surprendre ? Il allait être déçu.

 

« -C'est donc cela qui te blesse, Tatejima. Ce n'est pas qu'elle soit ailleurs. C'est qu'elle ai choisi une voie où tu n'es pas. Tu n'as pas su l'influencer et ton estime ne s'en remet pas. Tu découvres que tout ne peut pas obéir à ta seule volonté. Encore moins une femme. »

 

Sa patte fusa pour me saisir par le col mais le tigre me sous-estimait. Il referma sa poigne dans le vide. Quelques centimètres avaient suffi.

 

« -Comment oses-tu ! Fulmia le tigre.

-Et toi, imbécile ! Ton nouvel ami Inazuma a bien mauvaise influence sur toi ! Que t'a-t-il fait miroiter encore ? Il a l’habitude de conquérir ! Tu souhaites être comme lui, imposer ton choix à tous ?

-Serait-ce de la jalousie que je vois dans tes yeux, petit félin ?

-Tu te trompes. Je n'ai que mépris pour les gens de votre espèce. Veux-tu que je te dise ? Tsukiko a bien fait de quitter cet endroit et de préférer son rêve à tes promesses ! Elle mérite mille fois mieux que toi ! Sors d'ici maintenant. »

 

L'émotion m'étouffait. Je pointai la porte d'une griffe. L'instant flotta, gonflé par nos cris et lui-même étonné de mon geste.

 

« -Mabara...

-Dehors ! »

 

Dans un claquement de coton, Tatejima franchi les tatami et le seuil sans un mot de plus, laissant l'odeur de l'averse envahir ma maison. Je restais debout longtemps, secoué par un typhon intérieur. Maudits soient ces grands fauves ! La déception se disputait ma raison avec le chagrin le plus amer. Je venais de congédier un crétin. Et mon plus vieil ami. Il avait osé lever la patte sur moi mais j'avais rétorqué sans retenue. Ces soldats, si sûrs de leur pouvoir ! Tatejima l'avait mérité. C'était le coup que Tsukiko n'aurait jamais pu lui porter. Elle m'avais promis de lui expliquer son choix. Avait-elle oublié cet engagement ? L'avais-elle quitté sans se soucier de lui ? Ou bien le tigre avait-il refusé d'écouter ? Comment la tigresse blanche avait-elle pu ainsi me laisser le soin de ramasser tous les pots cassés ? Comment avaient-ils put me trahir de la sorte tous les deux ?

 

Lentement, mon souffle reprit un rythme plus normal. Je me rendis compte qu'il faisait froid. La fureur m'assaillait de courbatures et je souffrais comme après un combat. Je refermai la porte d'entrée avec un soupir ulcéré et une boule douloureuse dans la gorge. Les yeux me piquaient. Tatejima avait raison. Je jalousais ce lion Ogasawara qui pervertissait le caractère si fragile de mon ancien compagnon. J'enviais ce lien intense entre ces deux satanés caractères. Il était si facile, si simple, de ne jamais se soucier des autres. Ma prudence, mon tact, me paraissaient soudain parfaitement vains. L'orgueil avait triomphé, dévastant toute une amitié sur son chemin. Ce fut notre deuxième séparation.

 

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