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Il se passa des mois sans que je reçoive aucune nouvelle de Tatejima.

 

Il se passa des mois sans que je reçoive aucune nouvelle de Tatejima. J'avais fini par rejeter son souvenir dans un coin obscur de mon esprit après m'être convaincu que je ne le reverrai plus jamais. Les jours de grande pluie, notre dispute revenait me hanter mais j'avais trop de travail pour m'attarder longtemps sur mes propres blessures sentimentales. Je prenais soin de celles des autres en espérant qu'elles contriburaient à refermer cette plaie douloureuse.

Je mentirais si j'affirmais que le tigre ne me manquait pas. J'avais appris que la guerre avait recommencé à la frontière du fief Ogasawara et plus d'une fois je craignis pour la vie de mon ancien ami.

 

La nouvelle du noviciat de la tigresse blanche avait fini par faire le tour des maisons. Tout le monde savait désormais que la fille du seigneur avait renoncé à son statut et à sa vie pour rejoindre un ordre monastique dans les montagnes. Sa décision inattendue et la passivité d'Higure nourrissaient encore les conversations et les ragots. Avait-on écarté Tsukiko pour un comportement indécent ? Sa piété n'était-elle pas plutôt le signe d'une bénédiction divine à venir ? Moi-même je m'interrogeais longtemps, non pas sur le départ de la féline, mais sur les raisons qui avaient pu pousser son père à accepter une telle retraite loin des honneurs et du prestige.

 

Mais jamais nous ne parlâmes de cela avec mon seigneur lors de mes visites. L'absence de sa fille, conjugué au décès de son fils unique, laissait un grand vide dans le cœur du vieux tigre de guerre qui se retrouvait sans héritier, et nous évitions soigneusement tout ce qui avait trait à ces événements funestes. Higure se prit de passion pour l’acupuncture dont il voulut connaître toutes les arcanes. En plus de lui enseigner l'art des aiguilles, il m'ordonna de lui compiler des dizaines de traités et d'en traduire d'autres venus de très loin, si bien qu'avec ses demandes et mes propres patients, je n'eût plus une minute à moi.

 

Au printemps néanmoins, un messager vint frapper à la porte mon cabinet. La musaraigne qui se présenta me tendit un paquet de sous sa cape de paille et reprit aussitôt son chemin dans la fraîcheur pâle de la saison sans attendre mes questions. L'emballage de cuir n'était pas bien lourd et ne portait aucun sceau.

Très circonspect, je m'installai à mon bureau et découvrit, sidéré, son contenu. Des lettres. Des dizaines de lettres, qui ne consistaient pour la plupart qu'en un unique haïku calligraphié énergiquement sur du papier translucide. Une note accompagnait le tout :

 

 

Sans savoir pourquoi

J'aime ce monde

Où nous venons pour mourir

 

 

Le trait était élégant, un peu trop appliqué, et n'avait rien à voir avec le style des autres poèmes. Je posai le papier au milieu des lettres étalées devant moi. Mes yeux se perdaient au milieu de leurs vers passionnés. J'en reconnu certains pour les avoir aperçu à la dérobée, un soir de l'année précédente, dans une chambre de la forteresse. La petite note mystérieuse m'apparût soudain limpide : dame Tsukiko me renvoyait, en toute discrétion, les poèmes d'amour que Tatejima avait eu l'audace de lui écrire lorsqu'elle résidait encore ici.

 

 

L'air piquant de ce matin de printemps me mordit les yeux et, cachant mon visage entre mes pattes, je me surpris à pleurer.

 

 

La semaine suivante, je pris mes dispositions puis la route pour le bastion de Fukashi où je retrouvais l'un des capitaines de l'armée Ogasawara. Grâce à lui, j'appris que Tatejima avait été envoyé à la frontière d'Echigo, où il devrait camper tout l'été avec le reste des forces de son grand ami Inazuma.

Le voyage fut long et chaotique. Les conflits rendent toujours les déplacement extrêmement compliqués et plus j'approchais du front, plus les contrôles devenaient fréquents. Je ne franchit les derniers ri que grâce à la recommandation écrite du capitaine de Fukashi, croisant en chemin des paysans apeurés et des soldats mutilés.

 

Retrouver l’effervescence d'un campement militaire ne me fit éprouver que du mépris. Le goût des armes m'était passé depuis longtemps et mon orgueil s'opposait à tout ce qui portait le mon du lion de guerre. Mettre les pattes au cœur de ses projets de grandeur me fit rapidement douter de ma résolution. Le goût amer de la culpabilité fut, je crois, ce qui me poussa finalement à investiguer parmi les hommes et à retrouver la trace de Tatejima.

 

Il avait été nommé lieutenant d'honneur et résidait dans une tente sur les hauteur du campement. Or lorsque j'y arrivais, cette dernière était vide, uniquement habitée par l'odeur du cuir et de la laine humide. Je fut saisi d'un doute terrible. Devais-je laisser le paquet que j'avais amené avec moi sur son lit et faire demi-tour au plus vite ? Le calme de ma demeure de médecin me manquait brusquement plus cruellement que de l'eau fraîche.

Je tentais néanmoins quelques pas aux environs de la tente et trouvais finalement Tatejima assis sur un rocher, une carte étalé sur son hakama de guerrier usé par la campagne.Son ouïe exercée repéra aussitôt mon approche et lorsque ses yeux durs croisèrent les miens, mon estomac se serra si fort que je vis flou.Tout le voyage, j'avais anticipé nos retrouvailles avec appréhension.

L'expression de stupeur passée, le tigre se leva très lentement -et je décelai aussitôt les traces d'une récente blessure aux côtes dans la raideur de son mouvement- avant de s'approcher à quelques pas de moi

 

."- Mabara.

- Tatejima."

 

Le vent soufflait dans les pins et nous apporta le parfum âcre du feu de bois mêlé à celui, plus léger, des iris sauvages.

 

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