Le printemps survint, et avec lui le retour des campagnes militaires.
On envoya Tatejima à la frontière sud de la province pour surveiller les troupes du général Imagawa. Je restais à Fukashi avec regrets, car l'hiver qui venait de coûter la vie au fils de mon seigneur avait également manqué de me tuer. On me transporta au palais d'été pour que je puisse guérir dans de meilleures conditions. Higure me prit d'affection à ce moment. Je devais lui rappeler par trop son enfant défunt et, de tuteur qu'il était, il se posa en père adoptif.
Je concède qu'à cette période, je pensais souvent à Tatejima, craignant qu'il ne devienne jaloux de cet honneur, lui qui travaillait avec acharnement à approcher l'entourage du seigneur Higure. La peur de perdre mon plus vieil ami pour cette aberrante histoire d'amour me taraudait car notre proximité en avait déjà pâti, comme je l'ai dis.
Installé dans un pavillon pour les invités, je jouissais d'une vue magnifique sur le jardin de pierre du palais. Surplombé par un unique érable nu, les rochers polis du jardin formaient des fleuves, des montages et des îles sur une mer de sable gris. Lorsque mes crises de fièvre m'accordaient du répit, je venais m’asseoir sur la terrasse de ma chambre et je comptais chaque pierre jusqu'à ce que les vertiges les fassent tanguer devant mes yeux et m'imposent de m’aliter à nouveau.
Lorsque les bourgeons blancs des pruniers envahirent les branches, la maladie m'avait quitté, me laissant fatigué mais l'esprit clair.
Je fis alors pour la première fois la connaissance de dame Tsukiko. Elle vint me voir après que les médecins aient autorisé les visites -seul le seigneur Higure avait échappé à leur contrôle drastique jusque là-
La jeune féline parût dans un kimono vert amande très simple. Ce détail me frappa tant sa silhouette contrastait profondément avec les teintes sombres des pierres du jardin. Un bosquet dans la cendre ne serait pas mieux ressortit. Nous échangâmes des amabilités d'usage, commentant la floraison qui s'annonçait fort maigre, avant qu'elle ne se décidât à me demander, ses yeux gris posés sur les rochers devant nous :
"- Mabara-san, j'aimerais vous poser une question délicate. Soyez indulgent, je vous en prie.
- Vous pouvez parler sans crainte, madame. Je ne suis qu'un modeste samouraï.
- Mon père vous aime beaucoup, Mabara-san. Vous lui rappelez Mikazuki. A moi aussi, à dire vrai. Vous avez le même regard songeur et bienveillant. Me permettrez-vous de vous parler comme à un frère ?"
La requête me surpris, car je n'avais jamais vu Tsukiko que cette unique journée de fête l'année précédente. Mais la jeune dame semblait boulversée et son chagrin ne pouvait m'échapper.
"- Bien sûr, madame. Je ferai de mon mieux."
Elle jouait machinalement avec un chapelet en jade dont les grains se fondaient sur le vert de son kimono. Baissant les yeux sur ses genoux, elle glissa d'une voix tremblante.
"- Voilà. Un jeune tigre est venu à la fin de l'hiver proposer à mon père de m'enseigner le tir à l'arc. Ils se connaissaient et mon père m'a confié que c'était l'un de vos amis."
Je ne répondis rien, effaré par l'audace de Tatejima. Tsukiko poursuivit, inquiète de mon silence.
"- Est-ce que le sujet vous ennuie, Mabara-san ?
- Non, madame. Votre père a eu raison. Je connais bien ce fauve.
- Ah ! Fit-elle, comme soulagée. Alors vous pourrez certainement faire quelque chose pour moi."
Son regard s'anima dans son pelage de neige.
"- Mon père a accepté les leçons proposées par votre ami. Elles commenceront à son retour du sud. C'est un seigneur de talent, je me réjouis de pouvoir apprendre en sa présence. Cependant... Cependant il faut que je vous confie un secret."
Le vent agita les arbres alentours, arrétant un instant notre conversation. Tendu comme une corde d'arc, je restais à l'affût de la moindre présence qui aurait pu surprendre cette étrange conversation. J'ignorais ce que je redoutais le plus : qu'on nous surpris, ou ce que pouvait me révéler Dame Tsukiko.
"- Voilà, Mabara-san. J'ai été éduquée comme il se doit. Je ne ferais jamais rien qui puisse vous causer du tord, à vous ou à vos proches, mais je ne suis pas aveugle. J 'ai remarqué les regards de votre ami. Je... Pardonnez moi si j'ai tord, je vous en prie. Vous a-t-il un jour confié des sentiments à mon égard ?"
Il avait fallu un courage phénoménal à la jeune féline pour oser aborder un tel sujet avec moi. Je compris qu'elle ne pouvait en parler dans son entourage, de peur de causer un scandale. Sa voix s'était brisée sur la dernière phrase, crispée comme ses doigts autour de son chapelet.
Je ne savais que lui dire, sans trahir ni sa confiance ni Tatejima. Voilà que le destin de leur relation reposait entre mes mains, suspendu aux fragiles pétales de prunier. J'observais les grains de sable autour des scultures minérales. Un seul d'entre eux pouvait modifier tout l'équilibre de la composition. Un seul de mes mots pouvaient faire vaciller le futur. J'inspirai.
"- Madame, rassurez-vous, vous ne fâchez pas. J'admire votre volonté, à dire vrai, et je me plaind moi-même.
- Pourquoi donc ?
- Parce qu'il faut que je vous réponde. Vous avez raison, en tout point. Je ne crois pas trahir Tatejima-san en vous avouant qu'il nourrit des sentiments pour votre personne. Cependant, je le connais depuis des années, je vous assure qu'il ne ferait rien d'imprudent ou qui pourrait vous nuire."
« Faux, me dis-je en moi-même. En présentant sa requête, il a déjà commis une imprudence colossale. ». Tsukiko eû un sourire grave.
"- Je vous remercie, Mabara-san. Je promets de garder pour moi cet aveu. Pour que vous vous sentiez mieux, je vais vous révéler un secret à mon tour. Je projette d'entrer au monastère de Fuji-Sengeï."
Ma surprise fût si soudaine que je ne pu la dissimuler. Dame Tsukiko, nonne ? Comme pour s'excuser, elle rit doucement, une main devant le visage.
"- Vous êtes surpris ? Je comprends. Ce n'est pas ce qu'on pourrait envisager pour moi. Mon père n'est pas encore au courant. Oh, je vous en supplie Mabara-san, ne lui dîtes rien ! J'ai déjà eu tant de peine à convaincre ma mère !
- Je vous promets le silence, madame.
- Je ne sais comment vous remercier pour votre gentillesse. Si je vous dis cela, c'est pour vous demander encore une faveur. Ne le dîtes pas non plus à votre ami. Je m'en chargerai moi-même. Pourrez-vous garder le silence ?"
Je fermai les yeux, soudain très fatigué. Ce que Tsukiko me demandait était un sacrifice. Ne rien dire à Tatejima, et le laisser approcher d'elle, c'était faire la promesse de lui briser le cœur en silence. Je ne m'en sentais pas la force. Mais cet entêté m'écouterait-il seulement si je lui révélait le plan de la blanche dame ? Y croirait-il ? Pouvais-je ainsi supplanter la volonté de Tsukiko ?
"- Soit, madame. Je vous le promets , finis-je par soupirer. En échange, je vous demande de ne pas faire souffrir mon ami inutilement. Vous savez la vérité qu'il ne veut pas vous avouer. Ménagez le."
La féline s'inclina profondément devant moi avant de se lever dans un froissement de soie.
"- Je vous suis éternellement reconnaissante, Mabara-san. Je regrette d'avoir à vous demander de telles choses. Je suis sûre que vous comprenez que c'est nécessaire si je veux pouvoir suivre ma voie loin des plans de mon père et je prie pour que vous ne m'en gardiez pas rancune. Je ferai tout mon possible pour que votre séjour ici soit agréable et que votre rétablissement vienne vite."
M'inclinant à mon tour.
"- Je suis votre serviteur, madame.
- Je vous en prie, appelez moi Tsukiko."
Et elle s'en alla à petits pas, jusqu'à ce que sa présence vert tendre soit dérobée par les courbes du chemin de galets. Je restais seul sur la terrasse brune, au milieu de mes pierres et la gorge sèche. La force de caractère de cette délicate féline me surprenait et m'enchantait. Tatejima avait-il seulement conscience d'une telle qualité chez la dame de ses pensées ? Tristement, je songeais que non. Et avec honte, je concluais que de nous deux, je serais le seul à pouvoir jamais l'appeler par son prénom.