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Leurs vêtements dégoulinant séchaient à présent, suspendus près d'un petit poêle qu'on leur avait apporté tout spécialement.

 

Devant la grosse pièce d'argent qu'Izakuchi avait fait miroité entre ses griffes, l'aubergiste s'était aplati sur le sol et avait pourvu à leur moindre besoin. C'était un renard rachitique mais son œil brillait sans cesse, attisé par le gain d'une telle fortune et la peur de contrarier un fauve puissant qu'il avait, à n'en pas douter, reconnu comme un guerrier.
L'aubergiste leur avait donc débarrassé une petite salle au bout du couloir. Les clients allaient et venaient derrière les palisses de bois mais les deux fauves  ne seraient pas dérangés, leur avait-il assuré.

 

Tatejima délassait ses pattes devant la braise du poêle pendant que le lion essorait consciencieusement sa crinière d'or blanc. Un serviteur leur avait fait monter du thé brûlant, du poisson blanc et des serviettes chaudes.
L'auberge bruissait de pas et de conversations. L'averse avait conduit nombre de marcheurs à y trouver un abri temporaire.

Du coin de l’œil, le vieux tigre observait le fils Osagawara. Il était bien bâti et ses gestes étaient emprunt d'une souplesse et d'une gravité tranquille. Plus délicats que ceux de son père. Ses deux yeux d'ambre fixaient profondément la fumée qui s'échappait du poêle. Il n'avait plus prononcé un mot depuis qu'il était entré dans l'auberge, se contentant de payer en silence et sans que Tatejima lui ai rien suggéré.


Le tigre se demanda s'il n'avait pas trop malmené son compagnon d'infortune. Après tout le garçon ne pensait-pas à mal en venant le voir. Mais Tatejima n'allait pas prendre des pincettes. Une irrégularité dans les poils soyeux du lion attira son attention.

 

« - C'est une bien méchante cicatrice que tu as là, petit. »

 

Izakuchi tourna la tête vers le samouraï, surpris. Il porta la patte à son flanc droit, là où l'irrégularité laissait une longue et épaisse trace blanche et luisante.

 

« - Oui, Tatejima-san. Un accident. »

 

Le tigre étira ses orteils et s'enfonça un peu plus loin sur le banc en bois. Le museau à demi enfoui dans les poils de sa gorge, il abaissa les paupières, savourant la chaleur des braises rougeoyantes.

« - Hm. Je ne connais pas de blessures pareilles qui soient un accident, mon garçon. »

 

Les yeux du lion se plissèrent, sa mâchoire se serra et son regard revint au poêle, prenant la couleur dansante du feu. Il croisa ses bras sur ses genoux et replongea dans son mutisme.

Tatejima dû bien s'avouer déçu. Il s'étonna même de cet élan de curiosité mais il fallait bien admettre que la cicatrice n'était pas commune. La blessure avait dû faire souffrir le jeune lion durant des jours.
Pendant tout ce temps, il n'avait cessé d'écouter les bruits environnants. Les client de la salle d'à côté étaient des marchands de vin et établissaient leurs bénéfices de l'automne. Un flot de discussions animées provenaient de la salle principale. Paysans, artisans, tous profitaient de l'averse pour partager un flacon de saké.
Et derrière tout ce brouhaha, la musique monotone de la pluie sur l'ardoise. Le déluge ne semblait pas vouloir finir.

Tatejima bascula en avant et saisi un bol d'un geste ample. Le poisson s'avéra n'avoir rien de formidable. La cuisine de madame Yanagi lui manquait déjà.


« Me voilà empêtré dans mes habitudes. »


Constata amèrement le vieux tigre pour lui même. Et le poisson en perdit le peu de saveur qu'il avait.

 

« - Tu ne manges pas, Izakuchi ? Veux-tu que je demande du saké chaud ?
- Ce n'est pas de refus. »

 

Tatejima fit venir l'aubergiste et commanda à boire. Il n'avait pas eu à ruser depuis bien longtemps.
Bien vite, lui et le lion trinquèrent avec un verre rempli à raz bord, puis un autre. Lentement, les pupilles du fils Osagawara s'animèrent. Tatejima laissa passer un troisième verre avant de commencer :

 

« - Nous allons devoir passer quelques heures ici. La pluie semble partie pour durer longtemps. Voilà qui est ennuyeux.
- Vous espériez remonter rapidement dans la montagne, Tatejima-san ?
- Oui. Laisser madame Yanagi sans nouvelle ne me plaît pas. Je devrais lui envoyer un message mais je crains que son porteur n'arrive finalement après moi.
- Elle doit défendre sa maison comme une vraie louve. Je ne suis pas inquiet. »


 Tatejima eût un sourire. Il imagina un instant des brigands tenter de s'en prendre à son hôtesse et avoua qu'il ne saurait pas sur qui parier. Il resservit les verres.


« - T'es-tu déjà battu, Izakuchi ?
- Pas véritablement. »


La voix du jeune mâle s'était réchauffée, elle vibrait comme un orage lointain. Puisque son interlocuteur ne semblait pas lui tenir rigueur de cet aveu, le lion poursuivit.


« - Mais mon père m'entraîne avec ardeur depuis que je suis lionceau. Je crois que je n'aurais pas de mal à venir à bout d'un adversaire !
- Oh, je n'en doute pas. Les talents de ton clan sont bien connus dans le pays, et sans doute même au-delà. Mais... explique moi. Si tu ne t'ai pas battu, d'où te vient cette marque ? »

 

Un silence flotta. Penché sur son verre, Izakuchi hésita.


« - Mon père... »


Tatejima attendit la suite qui ne vint pas. Le lion ne semblait plus vouloir boire non plus. Allons, son plan ne pouvait pas échouer si près du but ! Il fallait essayer avec une boutade :


 « - Tu veux dire que c'est ton père qui t'a fait cette blessure ?
- Oui. »

 

Le vieux tigre suspendit son verre à mi chemin de ses lèvres. L'envie de saké venait de lui passer aussi subitement que la foudre. Il scruta le lion à la recherche d'un signe. Mais la réponse n'était pas une plaisanterie. La question, à dire vrai, n'avait pas été totalement anodine non plus. Izakuchi vida son verre d'un trait et s'adossa lourdement à la palisse de bois. Quelques minutes après, il dormait.

Tatejima ne termina pas son saké. Il resta plongé dans la méditation de l'alcool. Il n'attendait pas une telle explication mais elle ne l'étonnait pas. Il en ressenti une étrange culpabilité impossible à chasser.

 

Pas une mince affaire
Que d'être né humain
Crépuscule d'automne


Un son étrange lui fit tourner la tête. Dans la grande salle, quelqu'un parlait fort. Les autres voix réagissaient comme un écho à cette intrusion. Le samouraï appuya son oreille à la paroi boisée. Une exclamation lui percuta le tympan : la guerre !
Tatejima sauta sur ses pattes en même temps qu'Izakuchi.


« - J'ai entendu !
- Tu ne dormais pas ?
- Non, Tatejima san.
»

 

Il enfilait déjà son kimono.


Leurs vêtements dégoulinant séchaient à présent, suspendus près d'un petit poêle qu'on leur avait apporté tout spécialement.

 

« - Tu n'as pas l'air ivre non plus. »


Un croc scintilla aux lèvres du jeune lion.


« -  Non, Tatejima san. »

 

Dans la salle principale, un attroupement  s'était formé près de la vapeur des cuisines. Izakuchi n'eût aucun mal à traverser la foule. Près du comptoir, un chien gris reprenait son souffle, un bol de soupe entre les pattes.

 

« - Que se passe-t-il ici ? »


La voix d'Izakuchi emplit la pièce par dessus le vacarme et les exclamations.

 

« - La guerre, noble seigneur ! Je viens de la route de l'est. On dit que Shingen Takeda marche sur Shioriji !
-  Le tigre de guerre... »

 

Tatejima était resté à l'écart, accoudé contre un mur mais dans le silence sa voix feutré porta sans effort.

 

« - Lui même ! » répondit le chien messager avec une terreur palpable.

 

La foule bruissa à nouveau. Le vieux samourai s'approcha d'Izakuchi et lui glissa à l'oreille.


« - Allons-nous en. »

«- Nous aurions pu avoir d'autres informations.
- Nous en savons largement assez mon garçon. Le nom de Takeda me suffit amplement.
- Comment ce fou ose-t-il se prévaloir de...
- Takeda n'est pas fou, jeune lion. Bien au contraire. Et j'ai peur que tu ne puisses pas retourner chez toi.
- Je ne peux pas laisser mon père seul, Tatejima-san ! Il va mener les troupes contre ce tigre et je dois être avec lui à ce moment là. »

 

Ils étaient retournés auprès de leurs affaires. L'auberge était à présent plus animée qu'une criée alors que se répandait la terrible nouvelle de la guerre en marche. Izakuchi faisait déjà ses paquets. Tatejima héla un serviteur pour réclamer deux tatamis.


« - Vous dormez ici ? » Izakuchi ne cacha pas sa stupéfaction.
« - Oui. Et toi aussi mon garçon.
- Vous plaisantez ! Avec une telle nouvelle je dois prendre la route dès ce soir.
- La route vers Matsumoto sera impraticable tant que la pluie tombera. Demain, peut-être. Il faudra que nous soyons prêts.
- Nous ? »

 

Tatejima otâ son kimono encore humide du voyage qu'il avait renfilé à la hâte. L'air devenait poisseux au fur et à mesure que les voyageurs trempés s'installaient pour la nuit.

 

« - Bien sûr. Crois-tu que j'ai envie de m'attirer la malédiction de ton père pour t'avoir laissé prendre la route seul avec cette histoire ? Même s'il meurt dans sa guerre, ce vieux fou d'Osagawara pourrait revenir me hanter. »

 

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