"- Mettons-nous en route."
Izakuchi hissa son panier de voyage sur ses épaules dans un souffle rauque. Il avait abandonné son hitatare pour une plus modeste tenue de voyage aux tons verts et or. Seul ne l'avait pas quitté son sabre gainé de cuir. Dans la brume épaisse du matin, sa silhouette déjà large lui donnait l'allure d'un esprit des bois.
Tatejima s'empara de son bâton de marche et tous les deux saluèrent Madame Yanagi. Elle resta sur le perron jusqu'à ce que le brouillard de la forêt eût totalement avalé les deux fauves.
Tatejima ouvrait la marche, le jeune lion suivant trois mètres derrière lui. Ils évoluèrent un moment dans la brume avant que l'aurore ne la dissipe et révèle la beauté sauvage de la montagne. Les hauts massifs tranchaient le ciel de leurs silhouettes noires, perçant jusqu'aux nuages chargés de pluie. Le soleil perlait difficilement, jetant une pâle lueur rose sur la nature assoupie.
Bientôt, l'air froid se chargea de l'odeur des résineux et de celle des grands cèdres. Les splendides cerisiers de la région, qui envahissaient l'autre versant du vallon, embrasaient le paysage de leur feuillage rouge.
Début de l'automne
de quoi s'étonne donc
le devin ?
Il n'y eût longtemps que le crissement des cordes et le craquement des feuilles sous leurs sandales de bois. Puis Izakuchi brisa leur marche monotone.
"-Tatejima san, je dois vous poser une question.
- Es-tu bien certain de cela ?"
Mais on ne pouvait visiblement pas se débarrasser aussi facilement de l'entêtement du clan Osagawara.
"- Oui, je pense. Excusez-moi Tatejima san mais pourquoi avoir refusé la requête de mon père ?"
Le tigre écarta en grognant une pierre du sentier pentu noyé dans les feuilles.
"- Je n'ai pas à justifier ma décision."
Il espérait cette fois la phrase sans appel. Les enfants ! Ne peuvent-il concéder aux vieillards un peu d'intimité avec leurs secrets et leur fantômes ? Le lion lâcha prise. Jusqu'à ce qu'ils atteignent le sommet du coteau.
"- Voilà, dit Tatejima en pointant son bâton vers le vallon. Takatô est là. Nous y serons pour le début de l'après-midi. Ne traînons pas.
- J'aimerai comprendre, maître."
Le tigre cracha dans le fossé.
"- Je ne suis pas ton maître !
- En quoi vous ai-je déçu ?"
L'irritation de Tatejima retomba aussitôt, soufflée par la question. Il haussa un sourcil broussailleux et s'appuya des deux mains sur son bâton.
"- Mais enfin, qu'est-ce que tu racontes mon garçon ? Tu ne m'as pas déçu, je te connais à peine.
- Pourquoi refuser alors ?"
Les yeux dorés d'Izukachi avaient fondu vers le vieillard comme deux oisillons en quête d'une branche pour arrêter leur chute.
Le samouraï se racla la gorge et cala son museau sur ses mains croisés. Il ne voulait pas perdre des heures en débats stériles mais la détresse d'Izakuchi l'ennuyait. Il se sentait un peu coupable et n'en avait pas envie.
"- Ce n'est pas à cause de toi mon garçon. Mais vois. Je suis un vieux tigre usé. Que pourrais-je t'apprendre, à toi qui déborde du feu de la jeunesse ?
- Vous êtes un immense guerrier Tatejima-san, je suis sûr que...
- Mais je ne veux plus être un guerrier, tu comprends ?"
Il avait été un peu brusque pour cette dernière réponse. L’incompréhension fleurit dans le regard du lion. Mais comment Izakuchi aurait-il pu comprendre ? Il vivait pour la guerre, le sang, le sabre. Il était né pour cela et avait été formé en conséquence. Il n'imaginait pas le vrai prix de la victoire. Tout imbu de son rang et de sa belle éducation, il pensait pouvoir gouverner le monde. La belle affaire. Il devait clore cette discussion.
"- C'est comme ça mon garçon. Je ne prends pas d'élève. Ni toi, ni personne."
Tatejima se remit en marche sans attendre de réponse. Il ne voulait surtout pas de réponse. Il attendait le moment où, débarrassé du fils Osagawara, il pourrait remonter dans sa montagne et faire une sieste sous les érables. Ce garçon faisait tellement de bruit. Tatejima regretta profondément le silence de la montagne.
"- Vous avez pris un élève, autrefois..."
La pique était inattendue mais Tatejima continua à marcher, allongeant discrètement sa foulée.
"- Qui t'a dit ça, ton père ?
- Peut-être..."
Maudit soit ce brigand d'Inazuma et sa langue trop bavarde ! Tatejima reconnaissait bien là la fourberie des lions !
"- Et bien qui que ce soit, il s'est trompé. Et cela ne change rien."
Midi s'étendait à présent dans la vallée. Le ciel gris était devenu ardoise et menaçait de déverser une longue averse. Les oiseaux fuyaient sous les grands arbres touffus en prévision.
"- Nous devrions faire comme eux et gagner Takato au plus vite.
- Tatejima-san, ne pourrions-nous pas nous arrêter à l'abri d'un arbre, nous aussi ?
- Que crains-tu donc ?
- Mais je ne crains rien ! Je pense à votre santé. Il faudrait faire une pause, quitte à reprendre après la pluie."
Bien essayé, mais Tatejima n'était pas fauve à pardonner facilement.
"- N'ai pas peur pour moi jeune homme. Les tigres aiment la pluie plus que tout au monde. Pressons-nous si nous voulons éviter le gros de l'averse."
Et il entreprit de dévaler souplement le versant menant au village alors que les premières gouttes de pluie mouillaient le sol. Arrivé en bas, il avait largement distancé le lion. Il ne lui fallut que quelques minutes pour rejoindre une maison adossée à la montagne et se mettre à l'abri sous le toit de sa grange. Là, il ferma les yeux et savoura sa solitude.
Elle fût moins longue qu'il l'aurait espéré. Izakuchi finit par le rejoindre, dégoulinant et essoufflé.
" -Ta...tatejima-san... vous... êtes incroyablement...ra...rapide...
- Pour un vieillard, hein ? Ne sois pas si flatteur mon garçon, j'ai beaucoup ralenti avec l'âge."
Il eût un sourire mordant et se détacha du mur.
" -Trouvons une auberge pour laisser passer ce déluge."
Il n'attendit pas que le lion ai repris son souffle et se dirigea vers le cœur du village. Izakuchi lui emboîta le pas tant bien que mal, alourdi par son panier trempé. Il toussa.
"- Comment, par tous les diables, pourrait-on être plus rapide ?"
Les prunelles du tigre accrochèrent la lumière d'une lanterne. L'instant d'après, il était déjà de l'autre côté de la rue, devant une auberge aux tentures bleues. Sa voix porta étonnamment bien au travers du rideau de pluie qui les séparait.
"- Je ne suis pas rapide. C'est toi qui es abominablement lent."